vendredi 6 septembre 2024

Le livre contre la mort. Par Elias Canetti

 "Ne serait-ce pas plus juste si rien, strictement rien ne subsistait d’une vie ? Si mourir revenait à s’effacer aussitôt de la mémoire de tous ceux qui conservent de nous une image ? Serait-ce plus courtois envers ceux qui viendront après nous ? Car il se peut que ce qui subsiste de nous soit ressenti par eux comme un fardeau qu’ils se doivent de porter. Il se peut que l’homme ne soit pas libre pour la simple raison qu’il subsiste en lui trop de traces des morts et que ce trop refuse de jamais s effacer."



" Il est une heure du matin, je me sens anxieux et me prends à penser que je ne verrai pas l’issue de cette guerre. La perspective est amère, mais pas au point que j’en vienne à douter de son issue. En revanche, je doute fort que quelque chose puisse changer. Je constate avec frayeur la stupidité de cette « gauche » dont je me suis pourtant toujours senti proche. J’ai entendu aujourd’hui parler l’un de ses représentants, médiocre poète mais qui se plaît à propager la parole de la gauche pure et dure : il a peur de Bush et ne prononce jamais le nom de Saddam, à croire que Saddam n’existe pas ; il accuse le peuple américain de vouloir la guerre et feint d’ignorer que Saddam jure de mettre à exécution chacune des menaces qu’il profère quant à l’utilisation du gaz toxique et des autres armes dont il dispose. Notre poète a répété à six reprises qu’il avait peur, et cela sans éprouver la moindre honte à la pensée de ceux qui vivent à présent jour après jour avec la peur au ventre. Je l’ai toujours tenu pour un benêt. Aujourd’hui, il me dégoûte. Les responsables politiques allemands se rendent à présent compte de ce qu’ils ont nourri dans leur sein. Tous, de quelque parti qu’ils soient, se déclarent soudain disposés à mettre la main à la poche. Les déclarations pacifistes leur ont nui davantage que s’ils avaient déclenché un nouveau conflit. Ils ont voulu se montrer bons, sages, inoffensifs, innocents, et voilà qu’ils paraissent devant le monde entier pour ce qu’ils sont, à savoir de pacifiques marchands de poison. Jamais ils ne pourront se racheter s’ils ne s’emploient pas à punir pour de bon, sans délai, les grands criminels qu’ils ont couverts jusqu’alors. Les marchands de poison ont délibérément remis à l’ordre du jour Auschwitz que l’on croyait avoir surmonté (comme s’il relevait effectivement du domaine des choses possibles de surmonter pareille horreur). Leur cécité ou, plutôt, l’absence de scrupules dont ils font montre à l’égard de leur propre peuple (mais aussi de ceux qu’ils projettent de massacrer) dépasse l’entendement. J’attends que se déclenchent dans les villes allemandes des manifestations pacifistes du peuple allemand contre ses marchands de poison. Voilà qui serait tout à son honneur."

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