vendredi 6 septembre 2024

Le livre contre la mort. Par Elias Canetti

 "Toutes les vies manquées. Tous ceux qui n’ont pas été aimés. Tous ceux qui n’ont pas su aimer. Tous ceux qui n’ont pas eu l’occasion de veiller sur un enfant. Tous ceux qui n’ont pas connu les pays. Tous ceux qui n’ont pas entrevu la multiplicité des formes animales. Tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de langues étrangères. Tous ceux que certaines croyances n’ont pas étonnés. Tous ceux qui n’ont pas bataillé avec la mort. Tous ceux qui n’ont pas été submergés par le désir de savoir. Tous ceux qui n’ont pas su oublier ce qu’ils savaient. Tous ceux qui n’ont jamais flanché. Tous ceux qui n’ont jamais dit non. Tous ceux qui n’ont jamais eu honte de leur ventre. Tous ceux qui n’ont pas rêvé d’un monde délivré du meurtre. Tous ceux qui se sont laissé voler leurs souvenirs. Tous ceux qui n’ont jamais cédé à leur orgueil. Tous ceux qui n’ont pas eu honte des honneurs. Tous ceux qui n’ont pas pu se faire petits, disparaître. Tous ceux qui n’ont pas pu mentir sans que ce soit de quelque utilité. Tous ceux qui n’ont pas tremblé devant le coup de foudre de la vérité. Tous ceux qui n’ont pas langui après les dieux morts. Tous ceux qui ne se sont pas liés intimement avec des gens dont la langue leur était étrangère jusqu’à n’en pas comprendre un seul mot. 

Tous ceux qui n’ont pas rendu la liberté à des esclaves. Tous ceux qui n’ont pas sombré dans la miséricorde. Tous ceux qui ont eu honte de n’avoir jamais tué un homme. Tous ceux qui ne se sont pas laissé piller par gratitude. Tous ceux qui n’ont pas refusé de quitter la terre. Tous ceux qui n’ont jamais pu oublier ce qu’est un ennemi. Tous ceux qui ne se sont pas dispensés de hausser le col. Tous ceux qui n’ont jamais prêté leur bras à autrui. Tous ceux qui ne se sont jamais laissé tromper et tous ceux qui ont oublié à quel point ils ont été trompés. Tous ceux qui n’ont pas coupé la tête à leur arrogance, tous ceux qui n’ont pas souri par sagesse. Tous ceux qui n’ont pas ri par générosité. Toutes les vies manquées. La situation est redevenue aussi périlleuse qu’il y a quelques années, lorsque seule la capacité démesurée de destruction dont on disposait de chaque côté faisait obstacle au déclenchement de la guerre. Mais cette fois le danger, à la manière arabe, est envenimé par des menaces officielles très précises, les armes sont encore plus terribles et il n’est plus question de s’interdire d’en faire usage. Jamais encore on n’avait fixé publiquement et avec une telle précision le jour où l’on entrerait en guerre. Une guerre annoncée de cette manière est-elle seulement possible ? Toutes les forces tendant à l’empêcher ont le temps de se déployer. Mais comment pourraient-elles l’empêcher ? Les grands espoirs que l’on fondait sur le processus de désarmement instauré entre les puissances de premier plan ont été largement contrariés par le développement d’un marché parallèle, un marché libre fonctionnant hors de tout contrôle. Pendant que les grands négociaient entre eux, ils ne se sont pas privés d’armer les autres, les petits, et ce jusqu’au moment où les petits, finalement armés jusqu’aux dents, se sont sentis grands à leur tour. Il faut à présent leur retirer les armes dont ils ont été dotés. Sera-ce possible sans guerre ? La tentative d’y arriver par la menace n’est pas indigne car on n’a pas le choix. Mais si la menace n’est pas prise au sérieux ? Et il semble bien que ce soit le cas."

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