samedi 14 septembre 2024

L'impossible par Georges Bataille

 Préface de la deuxième édition:


Comme les récits fictifs des romans, les textes qui suivent = au moins les deux premiers = se présentent avec l'intention de peindre la vérité. Non que je sois porté à leur croire une valeur convaincante. Je n'ai pas voulu donner le change. Et je ne pouvais songer à le faire à mon tour mieux qu'un autre. Je crois même qu'en un sens mes récits atteignent clairement l'impossible . Ces évocations ont à la vérité une lourdeur pénible. Cette lourdeur se lie peut=être au fait que l'horreur eut parfois dans ma vie une présence réelle. Il se peut aussi que, même atteinte dans la fiction, l'horeur seule m'eut encore permis d'échapper au sentiment de vide du mensonge...

Le réalisme me donne l'impression d'une erreur. La violence seule échappe au sentiment de pauvreté de ces expériences réalistes. La mort et le désir ont seuls la force qui oppresse, qui coupe la respiration. L'outrance du désir et de la mort permet seule d'atteindre la vérité.

Il y a quinze ans j'ai publié une première fois ce livre. Je lui donne alors un titre obscur : La Haine de la poésie. Il me semblait qu'à la poésie véritable accédait seule la haine. La poésie n'avait de sens puissant que dans la violence de la révolte. Mais la poésie n'atteint cette violence qu'évoquant l'impossible. A peu près personne ne comprit le sens du premier titre, c'est pourquoi je préfère à la fin de parler de l'impossible.

Il est vrai, ce second titre est loin d'être plus clair.

Mais il peut l'être un jour...: j'aperçois dans son ensemble une convulsion qui met en jeu le mouvement global des êtres. Elle va de la disparition de la mort à cette fureur voluptueuse qui, peut=être, est le sens de la disparition.

Il y a devant l'espèce humaine une double perspective: d'une part, celle du plaisir violent, de l'horreur et de la mort = exactement celle de la poésie = et, en sens opposé, celle de la science ou du monde réel de l'utilité. Seuls l'utile, le réel, oont un caractère sérieux. Nous ne sommes jamais en droit de lui préférer la séduction : la vérité a des droits sur nous. Elle a même sur nous tous les droits. Pourtant nous pouvons, et même nous devons répondreà quelque chose qui , n'étant Dieu, est plus forte que tous les droits : cet impossible auquel nous n'accèdons qu'oubliant la vérité de tous ces droits, qu'acceptant la disparition.

dimanche 8 septembre 2024

L'Archangélique. De Georges Bataille

"Le néant n'est que moi-même 

L'univers n'est que ma tombe

Le soleil n'est que la mort.


Mes yeux sont l'aveugle foudre

Mon cœur est le ciel

Oû l'orage éclate


En moi-même 

Au fond d'un abîme

L'immense univers est la mort."


&&&&&&&&&&&

"Je te trouve dans l'étoile

Je te trouve dans la mort

Tu es le gel de ma bouche

Tu as l'odeur d'une morte


Tes seins s'ouvrent comme la bière

Et me rient de l'au-delà 

Tes deux longues cuisses delirent

Ton ventre est nu comme un râle


Tu es belle comme la peur

Tu es folle comme une morte


Le malheur est innommable

Le cœur est une grimace


Ce qui tourne dans le lait

Le rire de folle de la mort."

&&&&&&&&&&&&&&&

"Douceur de l'eau

Rage du vent


Éclat de rire de l'étoile

Matinée de beau soleil


Il n'est rien que je ne rêve

Il n'est rien que je ne crie


Plus loin que les larmes la mort

Plus haut que le fond du ciel 


Dans l'espace de tes seins"

&&&&&&&&&&&

"Seule tu es ma vie

Des sanglots perdus

Me séparent de la mort

Je te vois à travers les larmes

Et je devine ma mort 


Si je n'aimais pas la mort

La douleur 

Et le désir de toi

Me tueraient 


Ton absence

Ta détresse 

Me donnant la nausée 

Temps pour moi d'aimer la mort

Temps de lui mordre les mains."

&&&&&&&&&&z

"Aimer c'est agonise

Aimer c'est aimer mourir

Les singes puent en mourant


Assez je me voudrais mort

Je suis trop mou pour cela

Assez je suis fatigué.


Assez je t'aime comme un fêlé 

Je ris de moi l'âne d'encre

Brayant aux autres du ciel


Nue tu éclatais de rire

Géante dous le baldaquin

Je rampe afin de n'être plus


Je désire mourir de toi

Je voudrais m'absenter

Dans tes caprices malades."

Le petit. Par Georges Bataille

 "Écrire est rechercher la chance.

La chance animée les plus petites parties de l'univers.

: le scintillement des étoiles est son pouvoir, une fleur des champs une incantation.

La chaleur de la vie m'avait quitté, le désir n'avait plus d'objet: mes doigts hostiles, endoloris, tissaient toujours la toile de la chance.

A donner à la chance une angoisse si malheureuse, j'avais le sentiment de lui porter le fil qui manquait.

Heureux, j'étais joué, j'étais sa chose, ELLE était le soleil dans la brume étendue de mon malheur.

Je l'avais perdue mais connaissant les secrets des mots, je maintiens entre elle et moi le lien de l'écriture.

La pointe de la chance est voilée sans la tristesse de ce livre. Elle serait inaccessible sans lui."

&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&

"J ai de la merde dans les yeux

J ai de la merde dans le cœur

Dieu s'écoule

Rit

Rayonne 

Enivre le ciel

Le ciel chante à tue-tête le ciel chante

La foudre chante

L'éclat solaire chante

Les yeux secs

Le silence cassé de la merde dans les yeux.


Si un gland jouissant engendrait l'univers, il le ferait comme il est: on aurait de la transparence du ciel, du sang, des cris, de la puanteur.

Dieu n'est pas un curé mais un gland: papa est un gland.


Ma fêlure est un ami,

Aux yeux de vin fin

Et mon crime est une amie

Aux lèvres de fine


Je me branle raisin

Me torche de pomme."

&&&&&&&&&&&&

"Ne pas demeurer Dieu ni ce dont l homme à soif. Poursuivre un chemin maudit .

Rire, heureux et maudit, ignorant, ingénu.

Allant au fond de l'être il m'est possible, par un concept, de "tenter Dieu", d'en faire ressortir "l'impossible".

Allant au fond de l'être, j'introduis d'intenables concepts, les plus ardis que l'on puisse former.

Je n ai pas de complaisance dans le mal.

Rien qui ne soit tendu, altéré de vaincre.

Un combat de Laocoon, lutte de caves et de rats pour le possible et l'impossible de l homme. Qui saura quelle douceur me soutient, quelle insolence d amant, soudain quelle furie décisive?

Ma douceur: angoisse et amour, tendresse et larmes s 'épousent. Le bien, le mal s épousent." 

&&&&&&&&&&&&&


"Être Dieu, nu solaire, par une nuit pluvieuse, dans un champ: rouge, divinement, fienter avec une majesté d'orage, la face grimaçante, arrachée, être en larmes IMPOSSIBLE : qui savait, avant moi, ce qu'est la majesté ?"


"Mon père m'ayant conçu aveugle (aveugle absolument), je ne puis m'arracher les yeux comme Œdipe.

J'ai comme Œdipe deviné l'enigne: personne n'a deviné plus loin que moi.

Le 6 novembre 1915, dans une ville bombardée, à quatre ou cinq kilomètres des lignes allemandes, mon père est mort abandonné.

Ma mère et moi l'avons abandonné, lors de l'avance allemande, en août 14.

Nous le laissames à la femme de ménage."

&&&&&&&&&&&&&&&


vendredi 6 septembre 2024

Le livre contre la mort. Par Elias Canetti

 "Ne serait-ce pas plus juste si rien, strictement rien ne subsistait d’une vie ? Si mourir revenait à s’effacer aussitôt de la mémoire de tous ceux qui conservent de nous une image ? Serait-ce plus courtois envers ceux qui viendront après nous ? Car il se peut que ce qui subsiste de nous soit ressenti par eux comme un fardeau qu’ils se doivent de porter. Il se peut que l’homme ne soit pas libre pour la simple raison qu’il subsiste en lui trop de traces des morts et que ce trop refuse de jamais s effacer."



" Il est une heure du matin, je me sens anxieux et me prends à penser que je ne verrai pas l’issue de cette guerre. La perspective est amère, mais pas au point que j’en vienne à douter de son issue. En revanche, je doute fort que quelque chose puisse changer. Je constate avec frayeur la stupidité de cette « gauche » dont je me suis pourtant toujours senti proche. J’ai entendu aujourd’hui parler l’un de ses représentants, médiocre poète mais qui se plaît à propager la parole de la gauche pure et dure : il a peur de Bush et ne prononce jamais le nom de Saddam, à croire que Saddam n’existe pas ; il accuse le peuple américain de vouloir la guerre et feint d’ignorer que Saddam jure de mettre à exécution chacune des menaces qu’il profère quant à l’utilisation du gaz toxique et des autres armes dont il dispose. Notre poète a répété à six reprises qu’il avait peur, et cela sans éprouver la moindre honte à la pensée de ceux qui vivent à présent jour après jour avec la peur au ventre. Je l’ai toujours tenu pour un benêt. Aujourd’hui, il me dégoûte. Les responsables politiques allemands se rendent à présent compte de ce qu’ils ont nourri dans leur sein. Tous, de quelque parti qu’ils soient, se déclarent soudain disposés à mettre la main à la poche. Les déclarations pacifistes leur ont nui davantage que s’ils avaient déclenché un nouveau conflit. Ils ont voulu se montrer bons, sages, inoffensifs, innocents, et voilà qu’ils paraissent devant le monde entier pour ce qu’ils sont, à savoir de pacifiques marchands de poison. Jamais ils ne pourront se racheter s’ils ne s’emploient pas à punir pour de bon, sans délai, les grands criminels qu’ils ont couverts jusqu’alors. Les marchands de poison ont délibérément remis à l’ordre du jour Auschwitz que l’on croyait avoir surmonté (comme s’il relevait effectivement du domaine des choses possibles de surmonter pareille horreur). Leur cécité ou, plutôt, l’absence de scrupules dont ils font montre à l’égard de leur propre peuple (mais aussi de ceux qu’ils projettent de massacrer) dépasse l’entendement. J’attends que se déclenchent dans les villes allemandes des manifestations pacifistes du peuple allemand contre ses marchands de poison. Voilà qui serait tout à son honneur."

Le livre contre la mort. Par Elias Canetti

 "Toutes les vies manquées. Tous ceux qui n’ont pas été aimés. Tous ceux qui n’ont pas su aimer. Tous ceux qui n’ont pas eu l’occasion de veiller sur un enfant. Tous ceux qui n’ont pas connu les pays. Tous ceux qui n’ont pas entrevu la multiplicité des formes animales. Tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de langues étrangères. Tous ceux que certaines croyances n’ont pas étonnés. Tous ceux qui n’ont pas bataillé avec la mort. Tous ceux qui n’ont pas été submergés par le désir de savoir. Tous ceux qui n’ont pas su oublier ce qu’ils savaient. Tous ceux qui n’ont jamais flanché. Tous ceux qui n’ont jamais dit non. Tous ceux qui n’ont jamais eu honte de leur ventre. Tous ceux qui n’ont pas rêvé d’un monde délivré du meurtre. Tous ceux qui se sont laissé voler leurs souvenirs. Tous ceux qui n’ont jamais cédé à leur orgueil. Tous ceux qui n’ont pas eu honte des honneurs. Tous ceux qui n’ont pas pu se faire petits, disparaître. Tous ceux qui n’ont pas pu mentir sans que ce soit de quelque utilité. Tous ceux qui n’ont pas tremblé devant le coup de foudre de la vérité. Tous ceux qui n’ont pas langui après les dieux morts. Tous ceux qui ne se sont pas liés intimement avec des gens dont la langue leur était étrangère jusqu’à n’en pas comprendre un seul mot. 

Tous ceux qui n’ont pas rendu la liberté à des esclaves. Tous ceux qui n’ont pas sombré dans la miséricorde. Tous ceux qui ont eu honte de n’avoir jamais tué un homme. Tous ceux qui ne se sont pas laissé piller par gratitude. Tous ceux qui n’ont pas refusé de quitter la terre. Tous ceux qui n’ont jamais pu oublier ce qu’est un ennemi. Tous ceux qui ne se sont pas dispensés de hausser le col. Tous ceux qui n’ont jamais prêté leur bras à autrui. Tous ceux qui ne se sont jamais laissé tromper et tous ceux qui ont oublié à quel point ils ont été trompés. Tous ceux qui n’ont pas coupé la tête à leur arrogance, tous ceux qui n’ont pas souri par sagesse. Tous ceux qui n’ont pas ri par générosité. Toutes les vies manquées. La situation est redevenue aussi périlleuse qu’il y a quelques années, lorsque seule la capacité démesurée de destruction dont on disposait de chaque côté faisait obstacle au déclenchement de la guerre. Mais cette fois le danger, à la manière arabe, est envenimé par des menaces officielles très précises, les armes sont encore plus terribles et il n’est plus question de s’interdire d’en faire usage. Jamais encore on n’avait fixé publiquement et avec une telle précision le jour où l’on entrerait en guerre. Une guerre annoncée de cette manière est-elle seulement possible ? Toutes les forces tendant à l’empêcher ont le temps de se déployer. Mais comment pourraient-elles l’empêcher ? Les grands espoirs que l’on fondait sur le processus de désarmement instauré entre les puissances de premier plan ont été largement contrariés par le développement d’un marché parallèle, un marché libre fonctionnant hors de tout contrôle. Pendant que les grands négociaient entre eux, ils ne se sont pas privés d’armer les autres, les petits, et ce jusqu’au moment où les petits, finalement armés jusqu’aux dents, se sont sentis grands à leur tour. Il faut à présent leur retirer les armes dont ils ont été dotés. Sera-ce possible sans guerre ? La tentative d’y arriver par la menace n’est pas indigne car on n’a pas le choix. Mais si la menace n’est pas prise au sérieux ? Et il semble bien que ce soit le cas."