vendredi 27 septembre 2024

Considerations inactuelles III par Friedrich Nietzsche

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Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu’il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu’il n’est sur la terre qu’une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu’il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d’aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s’en cache, comme, s’il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin qui exige la convention et s’en enveloppe lui-même. Mais qu'estce qui force l'individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même ? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c’est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison : les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu’ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l’homme tel qu’il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires ; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu’il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c’est à cause d’elle qu’ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu’ils paraissent sans intérêt, indignes qu’on s’occupe d’eux et qu’on les éduque. L’homme qui ne veut pas faire partie de la masse n’a qu’à cesser de s’accommoder de celle-ci ; qu’il obéisse à sa conscience qui lui dit : «Sois toi-même ! Tout ce que tu fais maintenant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n’est pas toi qui le fais, le penses et le désires. » Toute jeune âme entend cet appel de jour et de nuit, et il la fait frémir, car elle devine la mesure de bonheur qui lui est départie de toute éternité quand elle songe à sa véritable délivrance. Mais ce bonheur elle ne saurait l’atteindre d’aucune façon, tant qu’elle demeure prisonnière dans les chaînes des opinions et de la crainte. Et combien, sans cette délivrance, la vie peut être désespérante et dépourvue de signification ! Il n’y a pas, dans la nature, de créature plus morne et plus répugnante que l’homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut plus même attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable ; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf et que l’on fait bouffer, comme un fantôme galonné qui ne peut plus inspirer la crainte et certainement pas la pitié. Si l'on dit à juste titre du paresseux qu’il tue le temps, il faut veiller sérieusement à ce qu’une époque qui place son salut dans l’opinion publique, c’est-à-dire dans la paresse privée, soit véritablement une fois mise à mort ; je veux dire par là qu’elle doit être rayée de l’histoire de la délivrance véritable de la vie. Combien grande devra être la répugnance des générations futures, lorsqu’elles auront à s’occuper de l’héritage de cette période au cours de laquelle ce ne furent pas des hommes vivants qui gouvernèrent, mais des apparences d’hommes pensant publiquement. À cause de cela notre époque passera peut-être, aux yeux de quelque lointaine postérité, pour la tranche la plus obscure et la plus immense de l’histoire, parce que la plus inhumaine. Je parcours les nouvelles rues de nos villes et j’imagine que de toutes ces affreuses maisons construites par la génération de ceux qui pensent publiquement il ne restera plus rien dans un siècle et qu’alors les opinions de ces constructeurs de maisons se seront probablement écroulées elles aussi. Combien, au contraire, ceux qui n’ont pas le sentiment qu'ils sont les citoyens de ce temps ont le droit d'être pleins d’espérance. S’ils étaient de ce temps ils contribueraient à sa destruction et périraient avec lui, tandis qu’au contraire ils veulent éveiller le temps à une vie nouvelle, pour se perpétuer dans cette vie même. Mais, lors même que l’avenir ne nous laisserait rien espérer, la singulière existence que nous menons, précisément dans cet « aujourd’hui », nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre mesure, conformément à nos propres lois. N'est-il pas inexplicable que nous vivions en ce moment, alors qu'un temps infini nous a formés, que nous ne disposions que de notre brèves existence actuelle, au cours de laquelle nous devons montrer pourquoi et dans quel dessein nous sommes nés précisément aujourd'hui ? Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes ; c’est pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices. Il faut la traiter avec quelque peu d'audace et l’envisager dangereusement, d’autant plus qu’au meilleur comme au pire des cas, il ne peut nous arriver que de la perdre. Pourquoi s’attacher à cette glèbe, pourquoi tenir à tel métier, pourquoi tendre l’oreille pour écouter ce que dit le voisin ? C’est bien « petite ville a que de s'engager à des opinions qui ne comptent plus à des centaines de lieux de distance L'orient et l'occident n’ont d'autre valeur que celle de quelques traits à la craie que quelqu’un dessine devant nos yeux pour se moquer de notre poltronnerie. « Je veux faire l’essai de parvenir à la liberté », se dit la jeune âme ; et elle devrait en être empêchée parce que le hasard veut que deux nations se haïssent et se combattent, ou qu’il y ait une mer entre deux parties du monde, ou qu’autour d’elle on enseigne une religion qui pourtant, il y a quelques milliers d’années, n’existait pas encore. « Tout cela, ce n’est pas toi, se dit-elle. Personne ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras franchir le pont de la vie, personne hormis toi seul. » Il est vrai qu'il existe d'innombrables sentiers et d’innombrables ponts et d'innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve ; mais le prix qu'ils te demanderont ce sera le sacrifice de toi-même ; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où conduit-il ? Ne le demande pas. Suis-le. Qui donc a prononcé ces paroles : « un homme ne s'élève jamais plus haut que lorsqu’il ne sait pas où son chemin peut le conduire ? » Mais comment pouvons-nous nous retrouver nousmêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. SI le lièvre a sept peaux, l’homme peut s’en enlever sept fois septante sans qu’il puisse dire ensuite ; « Cela est maintenant véritablement toi, ce n’est plus seulement une enveloppe. » De plus, c’est là un geste cruel et dangereux que de fouiller ainsi soi-même sa chair pour descendre brutalement, par le plus court chemin, dans le fond de son être, Comme il arrive facilement qu’on se blesse, sans qu’aucun médecin puisse nous guérir ! À quoi cela servirait-il, en outre, si tout témoigne de notre être, nos amitiés et nos inimitiés, notre regard et nos serrements de mains, notre mémoire et ce que nous oublions, nos livres et les traits de notre plume ? Mais il y a un moyen pour faire cette enquête importante. Que la jeune âme jette un coup d’œil sur sa vie passée» et qu’elle se pose cette question : Qui as-tu véritablement aimé jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui t’a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés. Peut-être leur essence et leur succession te révéleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu'ils se complètent, s'élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu’ils forment une échelle dont tu t’es servi jusqu’à présent pour grimper jusqu’à toi. Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut s’obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs. C’est le secret de toute culture, elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une caricature de l’éducation. Mais la culture est une délivrance ; elle arrache l'ivraie, déblaye les décombres, éloigne le ver qui blesse le tendre germe de la plante ; elle projette des rayons de lumière et de chaleur ; elle est pareille à la chute bienfaisante d’une pluie nocturne. Imitant et adorant la nature, lorsque celle-ci est maternelle et compatissante, elle accomplit l’œuvre de la nature lorsqu’elle prévient ses coups impitoyables et cruels, pour les faire tourner au bien, lorsqu’elle jette un voile sur ses impulsions de marâtre et ses tristes déraisons.

Certes, il existe d’autres moyens de se retrouver, de revenir à soi-même de l’engourdissement où l'on vit généralement comme enveloppé d’un sombre nuage, mais je n'en connais point de meilleur que de revenir à son éducateur, à celui qui nous a formés. Et c’est pourquoi je veux me souvenir aujourd’hui de ce maître et de ce censeur dont je puis me glorifier, d’Arthur Schopenhauer, quitte à rendre plus tard hommage à d’autres encore. 

samedi 14 septembre 2024

L'impossible par Georges Bataille

 Préface de la deuxième édition:


Comme les récits fictifs des romans, les textes qui suivent = au moins les deux premiers = se présentent avec l'intention de peindre la vérité. Non que je sois porté à leur croire une valeur convaincante. Je n'ai pas voulu donner le change. Et je ne pouvais songer à le faire à mon tour mieux qu'un autre. Je crois même qu'en un sens mes récits atteignent clairement l'impossible . Ces évocations ont à la vérité une lourdeur pénible. Cette lourdeur se lie peut=être au fait que l'horreur eut parfois dans ma vie une présence réelle. Il se peut aussi que, même atteinte dans la fiction, l'horeur seule m'eut encore permis d'échapper au sentiment de vide du mensonge...

Le réalisme me donne l'impression d'une erreur. La violence seule échappe au sentiment de pauvreté de ces expériences réalistes. La mort et le désir ont seuls la force qui oppresse, qui coupe la respiration. L'outrance du désir et de la mort permet seule d'atteindre la vérité.

Il y a quinze ans j'ai publié une première fois ce livre. Je lui donne alors un titre obscur : La Haine de la poésie. Il me semblait qu'à la poésie véritable accédait seule la haine. La poésie n'avait de sens puissant que dans la violence de la révolte. Mais la poésie n'atteint cette violence qu'évoquant l'impossible. A peu près personne ne comprit le sens du premier titre, c'est pourquoi je préfère à la fin de parler de l'impossible.

Il est vrai, ce second titre est loin d'être plus clair.

Mais il peut l'être un jour...: j'aperçois dans son ensemble une convulsion qui met en jeu le mouvement global des êtres. Elle va de la disparition de la mort à cette fureur voluptueuse qui, peut=être, est le sens de la disparition.

Il y a devant l'espèce humaine une double perspective: d'une part, celle du plaisir violent, de l'horreur et de la mort = exactement celle de la poésie = et, en sens opposé, celle de la science ou du monde réel de l'utilité. Seuls l'utile, le réel, oont un caractère sérieux. Nous ne sommes jamais en droit de lui préférer la séduction : la vérité a des droits sur nous. Elle a même sur nous tous les droits. Pourtant nous pouvons, et même nous devons répondreà quelque chose qui , n'étant Dieu, est plus forte que tous les droits : cet impossible auquel nous n'accèdons qu'oubliant la vérité de tous ces droits, qu'acceptant la disparition.

dimanche 8 septembre 2024

L'Archangélique. De Georges Bataille

"Le néant n'est que moi-même 

L'univers n'est que ma tombe

Le soleil n'est que la mort.


Mes yeux sont l'aveugle foudre

Mon cœur est le ciel

Oû l'orage éclate


En moi-même 

Au fond d'un abîme

L'immense univers est la mort."


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"Je te trouve dans l'étoile

Je te trouve dans la mort

Tu es le gel de ma bouche

Tu as l'odeur d'une morte


Tes seins s'ouvrent comme la bière

Et me rient de l'au-delà 

Tes deux longues cuisses delirent

Ton ventre est nu comme un râle


Tu es belle comme la peur

Tu es folle comme une morte


Le malheur est innommable

Le cœur est une grimace


Ce qui tourne dans le lait

Le rire de folle de la mort."

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"Douceur de l'eau

Rage du vent


Éclat de rire de l'étoile

Matinée de beau soleil


Il n'est rien que je ne rêve

Il n'est rien que je ne crie


Plus loin que les larmes la mort

Plus haut que le fond du ciel 


Dans l'espace de tes seins"

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"Seule tu es ma vie

Des sanglots perdus

Me séparent de la mort

Je te vois à travers les larmes

Et je devine ma mort 


Si je n'aimais pas la mort

La douleur 

Et le désir de toi

Me tueraient 


Ton absence

Ta détresse 

Me donnant la nausée 

Temps pour moi d'aimer la mort

Temps de lui mordre les mains."

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"Aimer c'est agonise

Aimer c'est aimer mourir

Les singes puent en mourant


Assez je me voudrais mort

Je suis trop mou pour cela

Assez je suis fatigué.


Assez je t'aime comme un fêlé 

Je ris de moi l'âne d'encre

Brayant aux autres du ciel


Nue tu éclatais de rire

Géante dous le baldaquin

Je rampe afin de n'être plus


Je désire mourir de toi

Je voudrais m'absenter

Dans tes caprices malades."

Le petit. Par Georges Bataille

 "Écrire est rechercher la chance.

La chance animée les plus petites parties de l'univers.

: le scintillement des étoiles est son pouvoir, une fleur des champs une incantation.

La chaleur de la vie m'avait quitté, le désir n'avait plus d'objet: mes doigts hostiles, endoloris, tissaient toujours la toile de la chance.

A donner à la chance une angoisse si malheureuse, j'avais le sentiment de lui porter le fil qui manquait.

Heureux, j'étais joué, j'étais sa chose, ELLE était le soleil dans la brume étendue de mon malheur.

Je l'avais perdue mais connaissant les secrets des mots, je maintiens entre elle et moi le lien de l'écriture.

La pointe de la chance est voilée sans la tristesse de ce livre. Elle serait inaccessible sans lui."

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"J ai de la merde dans les yeux

J ai de la merde dans le cœur

Dieu s'écoule

Rit

Rayonne 

Enivre le ciel

Le ciel chante à tue-tête le ciel chante

La foudre chante

L'éclat solaire chante

Les yeux secs

Le silence cassé de la merde dans les yeux.


Si un gland jouissant engendrait l'univers, il le ferait comme il est: on aurait de la transparence du ciel, du sang, des cris, de la puanteur.

Dieu n'est pas un curé mais un gland: papa est un gland.


Ma fêlure est un ami,

Aux yeux de vin fin

Et mon crime est une amie

Aux lèvres de fine


Je me branle raisin

Me torche de pomme."

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"Ne pas demeurer Dieu ni ce dont l homme à soif. Poursuivre un chemin maudit .

Rire, heureux et maudit, ignorant, ingénu.

Allant au fond de l'être il m'est possible, par un concept, de "tenter Dieu", d'en faire ressortir "l'impossible".

Allant au fond de l'être, j'introduis d'intenables concepts, les plus ardis que l'on puisse former.

Je n ai pas de complaisance dans le mal.

Rien qui ne soit tendu, altéré de vaincre.

Un combat de Laocoon, lutte de caves et de rats pour le possible et l'impossible de l homme. Qui saura quelle douceur me soutient, quelle insolence d amant, soudain quelle furie décisive?

Ma douceur: angoisse et amour, tendresse et larmes s 'épousent. Le bien, le mal s épousent." 

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"Être Dieu, nu solaire, par une nuit pluvieuse, dans un champ: rouge, divinement, fienter avec une majesté d'orage, la face grimaçante, arrachée, être en larmes IMPOSSIBLE : qui savait, avant moi, ce qu'est la majesté ?"


"Mon père m'ayant conçu aveugle (aveugle absolument), je ne puis m'arracher les yeux comme Œdipe.

J'ai comme Œdipe deviné l'enigne: personne n'a deviné plus loin que moi.

Le 6 novembre 1915, dans une ville bombardée, à quatre ou cinq kilomètres des lignes allemandes, mon père est mort abandonné.

Ma mère et moi l'avons abandonné, lors de l'avance allemande, en août 14.

Nous le laissames à la femme de ménage."

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vendredi 6 septembre 2024

Le livre contre la mort. Par Elias Canetti

 "Ne serait-ce pas plus juste si rien, strictement rien ne subsistait d’une vie ? Si mourir revenait à s’effacer aussitôt de la mémoire de tous ceux qui conservent de nous une image ? Serait-ce plus courtois envers ceux qui viendront après nous ? Car il se peut que ce qui subsiste de nous soit ressenti par eux comme un fardeau qu’ils se doivent de porter. Il se peut que l’homme ne soit pas libre pour la simple raison qu’il subsiste en lui trop de traces des morts et que ce trop refuse de jamais s effacer."



" Il est une heure du matin, je me sens anxieux et me prends à penser que je ne verrai pas l’issue de cette guerre. La perspective est amère, mais pas au point que j’en vienne à douter de son issue. En revanche, je doute fort que quelque chose puisse changer. Je constate avec frayeur la stupidité de cette « gauche » dont je me suis pourtant toujours senti proche. J’ai entendu aujourd’hui parler l’un de ses représentants, médiocre poète mais qui se plaît à propager la parole de la gauche pure et dure : il a peur de Bush et ne prononce jamais le nom de Saddam, à croire que Saddam n’existe pas ; il accuse le peuple américain de vouloir la guerre et feint d’ignorer que Saddam jure de mettre à exécution chacune des menaces qu’il profère quant à l’utilisation du gaz toxique et des autres armes dont il dispose. Notre poète a répété à six reprises qu’il avait peur, et cela sans éprouver la moindre honte à la pensée de ceux qui vivent à présent jour après jour avec la peur au ventre. Je l’ai toujours tenu pour un benêt. Aujourd’hui, il me dégoûte. Les responsables politiques allemands se rendent à présent compte de ce qu’ils ont nourri dans leur sein. Tous, de quelque parti qu’ils soient, se déclarent soudain disposés à mettre la main à la poche. Les déclarations pacifistes leur ont nui davantage que s’ils avaient déclenché un nouveau conflit. Ils ont voulu se montrer bons, sages, inoffensifs, innocents, et voilà qu’ils paraissent devant le monde entier pour ce qu’ils sont, à savoir de pacifiques marchands de poison. Jamais ils ne pourront se racheter s’ils ne s’emploient pas à punir pour de bon, sans délai, les grands criminels qu’ils ont couverts jusqu’alors. Les marchands de poison ont délibérément remis à l’ordre du jour Auschwitz que l’on croyait avoir surmonté (comme s’il relevait effectivement du domaine des choses possibles de surmonter pareille horreur). Leur cécité ou, plutôt, l’absence de scrupules dont ils font montre à l’égard de leur propre peuple (mais aussi de ceux qu’ils projettent de massacrer) dépasse l’entendement. J’attends que se déclenchent dans les villes allemandes des manifestations pacifistes du peuple allemand contre ses marchands de poison. Voilà qui serait tout à son honneur."

Le livre contre la mort. Par Elias Canetti

 "Toutes les vies manquées. Tous ceux qui n’ont pas été aimés. Tous ceux qui n’ont pas su aimer. Tous ceux qui n’ont pas eu l’occasion de veiller sur un enfant. Tous ceux qui n’ont pas connu les pays. Tous ceux qui n’ont pas entrevu la multiplicité des formes animales. Tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de langues étrangères. Tous ceux que certaines croyances n’ont pas étonnés. Tous ceux qui n’ont pas bataillé avec la mort. Tous ceux qui n’ont pas été submergés par le désir de savoir. Tous ceux qui n’ont pas su oublier ce qu’ils savaient. Tous ceux qui n’ont jamais flanché. Tous ceux qui n’ont jamais dit non. Tous ceux qui n’ont jamais eu honte de leur ventre. Tous ceux qui n’ont pas rêvé d’un monde délivré du meurtre. Tous ceux qui se sont laissé voler leurs souvenirs. Tous ceux qui n’ont jamais cédé à leur orgueil. Tous ceux qui n’ont pas eu honte des honneurs. Tous ceux qui n’ont pas pu se faire petits, disparaître. Tous ceux qui n’ont pas pu mentir sans que ce soit de quelque utilité. Tous ceux qui n’ont pas tremblé devant le coup de foudre de la vérité. Tous ceux qui n’ont pas langui après les dieux morts. Tous ceux qui ne se sont pas liés intimement avec des gens dont la langue leur était étrangère jusqu’à n’en pas comprendre un seul mot. 

Tous ceux qui n’ont pas rendu la liberté à des esclaves. Tous ceux qui n’ont pas sombré dans la miséricorde. Tous ceux qui ont eu honte de n’avoir jamais tué un homme. Tous ceux qui ne se sont pas laissé piller par gratitude. Tous ceux qui n’ont pas refusé de quitter la terre. Tous ceux qui n’ont jamais pu oublier ce qu’est un ennemi. Tous ceux qui ne se sont pas dispensés de hausser le col. Tous ceux qui n’ont jamais prêté leur bras à autrui. Tous ceux qui ne se sont jamais laissé tromper et tous ceux qui ont oublié à quel point ils ont été trompés. Tous ceux qui n’ont pas coupé la tête à leur arrogance, tous ceux qui n’ont pas souri par sagesse. Tous ceux qui n’ont pas ri par générosité. Toutes les vies manquées. La situation est redevenue aussi périlleuse qu’il y a quelques années, lorsque seule la capacité démesurée de destruction dont on disposait de chaque côté faisait obstacle au déclenchement de la guerre. Mais cette fois le danger, à la manière arabe, est envenimé par des menaces officielles très précises, les armes sont encore plus terribles et il n’est plus question de s’interdire d’en faire usage. Jamais encore on n’avait fixé publiquement et avec une telle précision le jour où l’on entrerait en guerre. Une guerre annoncée de cette manière est-elle seulement possible ? Toutes les forces tendant à l’empêcher ont le temps de se déployer. Mais comment pourraient-elles l’empêcher ? Les grands espoirs que l’on fondait sur le processus de désarmement instauré entre les puissances de premier plan ont été largement contrariés par le développement d’un marché parallèle, un marché libre fonctionnant hors de tout contrôle. Pendant que les grands négociaient entre eux, ils ne se sont pas privés d’armer les autres, les petits, et ce jusqu’au moment où les petits, finalement armés jusqu’aux dents, se sont sentis grands à leur tour. Il faut à présent leur retirer les armes dont ils ont été dotés. Sera-ce possible sans guerre ? La tentative d’y arriver par la menace n’est pas indigne car on n’a pas le choix. Mais si la menace n’est pas prise au sérieux ? Et il semble bien que ce soit le cas."