"Dans ces voyages, que le grand Moniteur officiel et les petits Moniteurs privés de Bonaparte ne pouvaient moins faire que de célébrer comme des tournées triomphales, il était constamment accompagné d’affiliés de la société du 10 décembre. Cette société avait été fondée en 1849. Sous le prétexte de fonder une société de bienfaisance, on avait organisé le sous-prolétariat parisien en sections secrètes, mis à la tête de chacune d’elles des agents bonapartistes, la société elle même étant dirigée par un général bonapartiste. A côté de « roués » ruinés, aux moyens d’existence douteux, et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus de la bourgeoisie, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des lazzaroni, des pickpockets, des escamoteurs, des joueurs, des souteneurs, des tenanciers de maisons publiques, des porte-faix, des écrivassiers, des joueurs d’orgues, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la « bohème ». C’est avec ces éléments qui lui étaient proches que Bonaparte constitua le corps de la société du 10 Décembre. « Société de bienfaisance », en ce sens que tous les membres, tout comme Bonaparte, sentaient le besoin de se venir en aide à eux-mêmes aux dépens de la nation laborieuse."
" Ce que les ouvriers nationaux avaient été pour les ouvriers socialistes, ce que les gardes mobiles avaient été pour les républicains bourgeois, la société du 10 Décembre, qui constituait son parti spécial, le fut pour Bonaparte. Dans ses voyages, les sections de cette société, emballés dans les wagons de chemins de fer, avaient pour mission de lui improviser un public, de simuler l’enthousiasme populaire, de hurler « Vive l’empereur ! (*) », d’insulter et de rosser les républicains, naturellement sous la protection de la police."
" Le bourgeois, et avant tout le bourgeois gonflé à la dignité d’home d’État, complète sa bassesse pratique d’une redondance théorique. En tant qu’homme d’État, il devient, comme l’État lui-même, un être supérieur, que l’on ne peut combattre que par des moyens supérieurs, consacrés."
" Et il leur fallait être atteints de cette maladie toute spéciale qui, depuis 1848, a sévi sur l’ensemble du continent, à savoir le crétinisme parlementaire, qui relègue dans un monde imaginaire ceux qui en sont atteints et leur enlève toute intelligence, tout souvenir et toute compréhension pour le rude monde extérieur ; il leur fallait être atteints de crétinisme parlementaire, alors qu’ils avaient détruit de leurs propres mains, comme ils étaient obligés de le faire dans leur lutte contre les autres classes, toutes les conditions du pouvoir parlementaire, pour pouvoir considérer encore leurs victoires parlementaires comme de véritables victoires et s’imaginer atteindre le président en frappant sur ses ministres. "
"Sous prétexte qu’aucun parti parlementaire n’avait plus la majorité au Parlement, comme le prouvait le vote du 18 janvier, ce fruit de la coalition entre la Montagne et les royalistes, et pour attendre la constitution d’une nouvelle majorité, Bonaparte nomma un prétendu ministère de transition, auquel n’appartenait aucun membre du Parlement, composé uniquement d’individus complètement inconnus et insignifiants, un ministère de simples commis et de scribes. Le parti de l’ordre pouvait désormais s’escrimer avec ces marionnettes, le pouvoir exécutif ne se donnait même plus la peine de se faire représenter sérieusement à l’Assemblée nationale. Bonaparte concentrait ainsi de façon d’autant plus apparente tout le pouvoir exécutif en sa propre personne et avait d’autant plus de possibilités d’exploiter ce pouvoir dans ces propres buts que ses ministres n’étaient que de simples figurants. "
"Le ministre de l’Intérieur, un certain Vaissé, n’eut qu’à venir déclarer que le calme n’était qu’apparent, qu’il régnait une grande agitation clandestine, que des sociétés s’organisaient en secret partout à la fois, que des feuilles démocratiques prenaient leurs dispositions pour paraître à nouveau, que les rapports provenant des départements étaient défavorables, que les réfugiés de Genève organisaient une conspiration qui s’étendait, en passant par Lyon, sur tout le midi de la France, que le pays était à la veille d’une crise commerciale et industrielle, que les fabricants de Roubaix avaient diminué la journée de travail, que les prisonniers de Belle-Isle s’étaient révoltés, etc., un simple Vaissé n’eut qu’à évoquer le spectre rouge pour que le parti de l’ordre rejetât sans discussion une proposition qui ne pouvait manquer de donner à l’Assemblée nationale une immense popularité et de rejeter à nouveau Bonaparte dans ses bras."
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