3 La volonté et la mort
La mort s'interprète dans toute la tradition philosophique et religieuse soit comme passage au néant, soit comme passage à une existence autre, se prolongeant dans un nouveau décor. On la pense dans l'alternative de l'être et du néant, qu'accrédite la mort de nos prochains qui, effectivement, cessent d'exister dans le monde empirique, ce qui signifie, pour ce monde, disparition ou départ. Nous l'abordons comme néant d'une façon plus profonde et en quelque manière a priori, dans la passion du meurtre. L'intentionnalité spontanée de cette passion vise l'anéantissement. Caïn, quand il tuait Abel, devait posséder de la mort ce savoir-là. L'identification de la mort au néant convient à la mort de l'Autre dans le meurtre. Mais ce néant s'y présente, à la fois, comme une sorte d'impossibilité. En effet en dehors de ma conscience morale, Autrui ne saurait se présenter comme Autrui et son visage exprime mon impossibilité morale d'anéantir. Interdiction qui n'équivaut certes pas à l'impossibilité pure et simple et qui suppose même la possibilité qu'elle interdit précisément; mais, en réalité, l'interdiction se loge déjà dans cette possibilité même, au lieu de la supposer; elle ne s'y ajoute pas après coup, mais me regarde du fond même des yeux que je veux éteindre et me regarde comme l'œil qui dans la tombe regardera Cain. Le mouvement d'anéantissement dans le meurtre, a donc un sens purement relatif, comme passation à la limite d'une négation tentée à l'intérieur du monde . Il nous amène en réalité vers un ordre dont nous ne pouvons rien dire, pas même l'être, antithèse de l'impossible néant. On pourrait s'étonner que l'on conteste ici la vérité de la pensée qui situe la mort soit dans le néant, soit dans l'être, comme si l'alternative de l'être et du néant n'était pas la dernière. Allons-nous contester que tertium non datur ? Et cependant ma relation avec ma propre mort, me place devant une catégorie qui n'entre dans aucun terme de cette alternative. Le refus de cette alternative ultime contient le sens de ma mort. Ma mort ne se déduit pas, par analogie, de la mort des autres, elle s'inscrit dans la peur que je peux avoir pour mon être. La « connaissance » du menaçant précède toute expérience raisonnée sur la mort d'Autrui ce qui, en langage naturaliste, se dit commeconnaissance instinctive de la mort. Ce n'est pas le savoirde la mort qui définit la menace, c'est dans l'imminence de la mort, dans son irréductible mouvement d' approche, que consiste la menace o riginellement, que se profère et s'articule, si l'on peut s'exprimer ainsi, le « savoir de la mort ». La peur mesure ce mouvement. L'imminence de la menace ne vient pas d'un point précis de l'avenir. Ultirna latet . Le caractère imprévisible de l'instant ultime ne dépend pas d'une ignorance empirique, de l'horizon limité de notre intelligence et qu'une intelligence plus grande aurait pu surmonter. Le caractère imprévisible de la mort vient de ce qu'elle ne se tient dans aucun horizon. Elle ne s'offre à aucune prise . Elle me prend sans me laisser la chance que laisse la lutte, car, dans la lutte réciproque, je me saisis de ce qui me prend. Dans la mort, je suis exposé à la violence absolue, au meurtre dans la nuit. Mais à vrai dire, dans la lutte déjà je lutte avec l'invisible. Elle ne se confond pas avec la collision de deux forces dont on peut prévoir et calculer l'issue. La lutte est déjà, ou encore, guerre où, entre les forces qui s'affrontent, bée l'intervalle de la transcendance à travers laquelle vient et frappe, sans qu'on l'accueille la mort. Autrui, inséparable de l'événement même de la transcendance, se situe dans la région d'où vient la mort, possiblement meurtre . L'heure insolite de sa venue approche comme l'heure du destin fixée par quelqu'un. Des puissances hostiles et malveillantes, plus rusées, plus sages que moi, absolument autres et par là seulement hostiles, en gardent le secret. Comme dans la mentalité primitive où la mort n'est j amais naturelle, d'après Levy-Bruhl, mais requiert une explication magique, la mort conserve, dans son absurdité, un ordre interpersonnel où elle tend à prendre une signification. Les choses qui me la donnent, soumises au travail et saisissables, obstacles plutôt que menaces, renvoient à une malveillance,résidu d'un mauvais vouloir qui surprend et guette. La mort me menace d'au-delà. L'inconnu qui fait peur, le silence des espaces infinis qui effraie, vient de l'Autre et cette altérité, précisément comme absolue, m'atteint dans un mauvais dessein ou dans un jugement de justice. La solitude de la mort ne fait pas disparaître autrui, mais se tient dans une conscience de l'hostilité et, par là même, rend encore possible un appel à autrui, à son amitiéet à sa médication. Le médecin est un principe a priori de la mortalité humaine. La mort approche dans la peur de quelqu'un et espère en quelqu'un. « L'Eternel fait mourir et fait vivre ». Une conjoncture sociale se maintient dans la menace . Elle ne sombre pas dans l' angoisse qui la transformerait en « néantisation du néant ». Dans · l'être pour la mort de la peur, je ne suis pas en face du néant, mais en face de ce qui est contre moi, comme si le meurtre, plutôt que d'être l'une des occasions de mourir, ne se séparait pas de l'essence de la mort, comme si l ' approche de la mort demeurait l'une des modalités du rapport avec Autrui. La violence de la mort menace comme une tyrannie, comme procédant d'une volonté étrangère. L' ordre de la nécessité qui s' accomplit dans la mort, ne ressemble pas à une loi implacable du déterminisme régissant une totalité, mais à l'aliénation de ma volonté par autrui . Il ne s'agit pas, bien entendu, d'introduire la mort dans un système religieux primitif (ou évolué) qui l'explique, mais de montrer, derrière la menace qu'elle porte .contre la volonté, sa référence à un ordre interpersonnel dont elle n'anéantit pas la signification. On ne sait quand viendra la mort. Qu'est-ce qui viendra ? De quoi la mort me menace-t-elle ? De néant ou de recommencement ? Je ne sais. Dans cette impossibilité de connaître l'après de ma mort, réside l'essence de l'instant suprême. Je ne peux absolument pas saisir l'instant de la mort - « surpassant notre portée », comme dirait Montaigne. Ultirna latet contrairement à tous les instants de ma vie, qui s'étalent entre ma naissance et ma mort, et qui peuvent être rappelés ou anticipés. Ma mort vient d'un instant sur lequel, sous aucune forme, j e ne peux exercer mon pouvoir. Je ne me heurte pas à un obstacle que dans ce heurt du moins je touche et qu'en surmontant ou en supportant, j 'intègre dans ma vie et dont je suspends l'altérité. La mort est une menace qui s'approche de . Moi comme un mystère; son secret la détermine elle s'approche sans p ouvoir être assumée, de sorte que le temps quime sépare de ma mort, à la fois s'amenuise et n'en finit pas de s' amenuiser, comporte comme un dernier intervalle que ma conscience ne peut franchir et où un saut, en quelque façon se produira de la mort à moi . Le dernier bout de chemin se fera sans moi, le temps de la mort coule en amont, le moi dans son proj et vers l'avenir se trouve bouleversé par un mouvement d'imminence, pure menace et qui me vient d'une absolue altérité. Ainsi dans un conte d'Edgar Poë où les murs qui enferment le conteur se rapprochent sans cesse e t o ù i l vit l a mort par l e regardqui, comme regard, a touj ours une étendue devant lui, mais perçoit aussi l'approche ininterrompue d'un instant infiniment futur pour le moi qui l'attend ultirna latet mais qui, dans un mouvement à contre-courant, effacera cette distance infinitésimale mais infranchissable. Cette interférence de mouvements à travers la distance qui me sépare de l'instant suprême, distingue l'intervalle temporel de la distance spatiale. Mais l'imminence est à la fois menace et ajournement .Elle presse et elle laisse le temps . Etre temporal, c'est être à : la fois pour la mort et avoir encore du temps, être contre la mort: Dans la façon dont la menace m'affecte dans l'imminence, réside ma mise en cause par la menace et l' essence de la peur. Relation avec un instant dont le caractère exceptionnel ne tient pas au fait qu'il se trouve au seuil du néant ou d'une renaissance, mais au fait que, dans la vie, il est l ' impossibilité de toute possibilité secousse d'une passivité totale à côté de laquelle la passivité de la sensibilité qui se mue en activité, n'imite que de loin la passivité. La peur pour mon être qui est ma relation avec la mort, n'est donc pas la peur du néant, mais la peur de la violence (et ainsi se prolonge-t-elle en peur d'Autrui, de l'absolument imprévisible) . C'est dans la mortalité que l'interaction du psychique et du physique se montre sous sa forme originelle . L'interaction du physique et du psychique abordée à partir d'un psychique, posé comme pour soi ou comme causa sui, et du physique, posé comme s'écoulant en fonction de « l'autre », soulève un problème à cause de l'abstraction à laquelle on réduit les termes en relation. La mortalité est le phénomène concret et originel. Elle interdit de poser un pour soi qui ne soit pas déjà livré à autrui et qui, par conséquent, ne soit pas chose. Le pour soi, essentiellement mortel, ne se représente pas seulement les choses, mais les subit. Mais si la volonté est mortelle et susceptible de violence à partir du tranchant de l'acier, de la chimie du poison, de la faim et de la soif, si elle est corps se tenant entre la santé et la maladie, ce n'est pas qu'elle soit seulement bordée par le néant. Ce néant est un intervalle au-delà duquel gît une volonté hostile. Je suis une passivité menacée non seulement par le néant dans mon être, mais, par une volonté, dans ma volonté. Dans mon action, dans le pour soi de ma volonté, je suis expo sé à une volonté étrangère. C'est p ourquoi la mort ne peut pas enlever tout sens à la vie. Non pas par l'effet d'un divertissement pascalien ou d ' une chute dans l'anonymat de la vie quotidienne au sens heideggerien du terme. L'ennemi ou le Dieu sur lequel je ne peux pouvoir et qui ne fait pas partie de mon monde, reste encore en relation avec moi et me permet de vouloir, mais d'un vouloir qui n'est pas égoïste, d'un vouloir qui se coule dans l'essence du désir dont le centre de gravitation ne coïncide pas avec le moi du besoin, d'un désir qui est pour Autrui. Le meurtre auquel remonte la mort révèle un monde cruel, mais à l'échelle des relations humaines. La volonté, déj à trahison et aliénation de soi, mais qui ajourne cette trahison, allant vers la mort, mais toujours future, qui s'y expose, mais pas tout de suite, a le temps d'être pour Autrui et de retrouver ainsi un sens malgré la mort. Cette existence p our Autrui, ce Désir de l'Autre, cette bonté libérée de la gravitation égoïste, n'en conserve pas moins un caractère personnel. L'être défini dispose de son temps précisément parce qu'il ajourne la violence c'est-à-dire parce que, au-delà de la mort, subsiste un ordre sensé et qu'ainsi, toutes les possibilités du discours ne se réduisent pas à des coups désespérés d'une tête frappée contre le mur. Le Désir où se dissout la volonté menacée, ne défend plus les pouvoirs d'une volonté, mais a son centre hors d'elle-même, comme la bonté à laquelle la mort ne peut enlever son sens. Il nous faudra le montrer, en dégageant, en cours de route, l'autre chance que la volonté saisit dans le temps que lui laisse son être contre la mort : la fondation des institutions où la volonté, par-delà la mort assure un monde sensé, mais impersonnel.
 
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire